Le baccalà mantecato ou brandade vénitienne est une de mes madeleines de Proust, car c’est un plat que j’aime de par son goût mais aussi de part les souvenirs heureux qu’il m’évoque. C’a été pour moi et mes amis la bande originale de nos six mois de Master à Venise. Nous en avons tellement mangé que nous avons certainement contribué au succès économique de nombreuses tavernes vénitiennes.

LE BACCALÀ MANTECATO, RECETTE TYPIQUE DE VENISE

C’est un plat italien typique de la Vénétie et en particulier de la ville de Venise. Sans aucun doute un “must taste” lors de la visite de la ville romantique des gondoles.

C’est une récette à base de cabillaud séché, d’abord trempée et dessalée, puis cuite et remuée longuement pour obtenir une crème (“mantecato” signifie d’ailleurs “malangé” de façon crémeuse). À Venise, on le trouve dans tous les bàcaro1 qui se respectent, servi avec de la polenta ou étalé sur des croûtons de pain, avec d’autres délicieux cicheti2 et accompagné d’un spritz ou d’une ombre3 de vin.

LA MORUE, C’EST-À-DIRE LE CABILLAUD SALÉ ET SAUMURÉ

En français il y a deux noms pour parler d’un seul et même poisson: “cabillaud” et “morue”. Lorsque nous parlons de morue, nous parlons du cabillaud salé4 et séché, tandis que le cabillaud est frais et sans traitement.

Mais s’il y a deux façons en français, en italien nous en avons même trois: merluzzo, baccalà et stoccafisso. Le mot merluzzo correspond à celui de “cabillaud”, c’est-à-dire le poisson sans traitement. Le baccalà, en revanche, est la morue, sechée et salée, alors que lorsqu’on parle du stoccafisso, il s’agit du cabillaud seulement conservé par séchage. Le baccalà aussi bien que le stoccafisso nécessitent d’une longue immersion dans l’eau froide avant d’être utilisés, qui permet d’éliminer l’excès de sel dans le premier et de réhydrater le second, en restituant aux tissus la consistance originale.

En conclusion, tout ce préambule pour dire qu’en réalité le nom correct de ce plat ne serait pas “baccalà mantecato” mais plutôt “stoccafisso mantecato”. Cette imprécision est due au fait que, dans le Triveneto, à Brescia et dans d’autres régions ayant appartenu à l’ancienne République de Venise, le terme “baccalà” désigne encore couramment le cabillaud séché et non celui salée.

Et comme l’expliquent les Vénitiens eux-mêmes, il ne s’agit pas d’ignorance, mais de différences terminologiques raisonnées et intentionnelles dictées par une raison phonétique. C’était bien comme ça, aussi parce que le “baccalà” ressemblait plus à notre langage vénitien, plus facile à prononcer que le “stoccafisso”. Le nom, même s’il est faux, résistera donc pendant des siècles, et continue aujourd’hui à susciter des discussions et quelques confusions chez nos compatriotes non vénitiens, habitués à appeler “baccalà” la morue salée ou le cabillaud frais, et “stoccafisso” la morue séchée aux vents du nord.

L’HISTOIRE DE LA BRANDADE VÉNITIENNE

Mais comment ce poisson de la Baltique, dont le Danemark, la Norvège, le Groenland, les îles Féroé, l’Islande et le Canada sont particulièrement riches, est-il arrivé sur les tables des Vénitiens ?

Apparement nous devons remercier Messer Piero Querini, un marchand vénitien qui a fait le commerce de la Malvoisie avec la Flandre. L’histoire raconte que le 25 avril 1431 il prit la mer avec 68 hommes de l’île de Crète à bord d’un navire chargé de barils de Malvoisie, d’épices, de cire et d’autres marchandises. Cependant, l’équipage a été pris dans une forte tempête et le 6 janvier 1432, Querini et 15 autres marins survivants ont réussi à débarquer sur l’île déserte de Sandøya, dans l’archipel norvégien des Lofoten. Ce n’est que le 3 février qu’ils ont été repérés et secourus par les pêcheurs de l’île de Røst.

Ils sont restés ici trois mois et onze jours, où ils ont pu s’informer sur la pêche traditionnelle du cabillaud et sur leur étrange méthode de conservation : le séchage. Lavé, salé et séché à l’air libre pendant des mois, le poisson devenait aussi dur qu’un bâton, d’où le nom de stoccafisso (d’après l’ancien néerlandais stocvisch “poisson en bâton”).

Le marchand rentra chez lui en ramenant avec cet étrange aliment qui, pour les Vénitiens, prit le nom de baccalà en raison de son assonance avec le portugais “bacalhau” et l’espagnol “bacalao”, termes évidemment dérivés de l’étymologie latine “baculus”, qui signifie “bâton”.

Ensuite le cabillaud n’est devenu populaire et largement consommé que grâce au Concile de Trente en 1563. Il a ainsi imposé l’abstinence de viande pendant près de 200 jours et recommandé le cabillaud séché comme “plat maigre” tous les mercredis et vendredis pendant les 40 jours du Carême.
En cette époque la morue nordique a été consacrée comme plat typique de la cuisine italienne par Bartolomeo Scappi, chef de Pie V, qui l’inclut dans son livre de recettes.

Malheureusement, pour l’histoire de la recette de la brandade venitienne nous n’avons pas de sources disponibles et sa naissance reste un mystère.

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LA CONFRERIE DE LA MORUE VÉNITIENNE

L’existence de la Confrérie du Baccalà Mantecato, créée à Venise en 2001 pour la protection et la diffusion du Baccalà mantecato, montre à quel point ce plat représente une source de fierté et d’orgueil pour la Vénétie.
Formée par tous les associés qui ont la volonté et le plaisir d’y adhérer, elle est régie par un Conseil des Dix ou Conseil des Sages du nom de leurs membres, présidé par un Doge5.
Afin de lier le monde des amateurs du “baccalà mantecato” à celui de ceux qui le proposent, la Confrérie attribue le titre de Restaurant Recommandé à tous les restaurants qui, acceptant les règles imposées par l’Association, s’engagent à préparer un “baccalà mantecato” selon les règles de la bonne tradition.

BACCALÀ MANTECATO, LA RECETTE ORIGINALE

Et enfin, pour couronner le tout, voici la recette originale du Baccalà mantecato, telle que rapportée sur le site de la Confrérie. Attention : il s’agit d’une de ces recettes sur lesquelles chacun a son opinion et pense que sa propre version est la meilleure, mais seule celle-ci est l’originale !

 

Ingrédients pour 4 personnes

  • 300 g de cabillaud seché (stoccafisso) déjà réhydratée et déchiquetée (chair et peau)
  • 0,3 l d’huile d’olive extra vierge peu parfumée
  • 1 gousse d’ail
  • un bouquet de laurier
  • un citron
  • sel et poivre

Comment préparer le baccalà mantecato à la vénitienne:

Mettez le cabillaud dans une casserole, couvrez-la d’eau froide légèrement salée et portez à ébullition. Faites cuire le cabillaud pendant environ 20 minutes avec l’ail, le citron et le laurier. Démantelez la chair du poisson à la main, avec une cuillère en bois ou avec un robot de cuisine (évitez si possible le mixeur). Ensuite versez l’huile petit à petit et faites monter comme si c’était une mayonnaise, jusqu’à obtenir une crème compacte et homogène. Si elle est trop brillante ajoutez un peu d’eau de cuisson. A la fin, une fois la crème montée, ajoutez les quelques morceaux restants.
La quantité d’huile dépend de la qualité du poisson que vous cuisinez. Saler et poivrer à votre goût.

Le plat est traditionnellement garni de persil haché et est servi avec de la polenta fraîche, ou grillée, de préférence du maïs Marano ou du clone vénitien “blanc perle”.

N.B. Compris ? Pas de lait, pas de crème, pas de beurre ! 😉

LA MORUE DANS LE MONDE

Comme c’est le cas pour de nombreux produits pauvres typiques, des versions similaires du baccalà mantecato sont nées dans d’autres zones et régions. Je suppose que beaucoup d’entre vous ont vu la ressemblance de ce plat avec la Brandade de morue française.

LA CUISINE VENITIENNE: EN SAVOIR PLUS

Vous voulez en decouvrir plus sur la cuisine de Venise ?
Voici quelques livres pour vous :

  • Une table a Venise de Skye Mcalpine – 100 recettes pour connaître la vraie cuisine vénitienne
  • Les recettes culte : Venise de Laura Zavan – 100 recettes à cuisiner comme là-bas: antipasti, spritz, baccalà mantecato, tramezzino, sarde en saor
  • Venise exquise : Histoires gourmandes et recettes de Jean Clausel – pour apprendre les us et coutumes de la Sérénissime avec recettes très précises et faciles
  • Cuisine de Venise de Luigi Veronelli – plus de 60 recettes des meilleurs restaurants écrites par le célèbre critique gastronomique italien Luigi Veronelli

Maintenant, fermez les yeux et imaginez-vous sur un voilier en bois, amarré dans un canal à Venise, coloré par la lumière du coucher de soleil. De plus, vous êtes entourés d’un groupe d’amis et de bavardages, de verres de spritz et d’une montagne de cicchetti de morue salée.

Je ne sais pas pour vous, mais pour moi cette image est très proche de la définition du bonheur.

Un merci tout particulier à Béatrice, Eleonora, Francesca, Jerry, Andrea, Francesco, Sara et Matteo, qui ont fait de ces six mois à Venise l’une des plus belles périodes de ma vie et ont rendu le goût de la morue inoubliable. ♥️

Il ne vous reste plus qu’à aller à Venise pour découvrir ce plat aphrodisiaque avec notre Food Tour!

Lisez le prochain article de Histoires Gourmandes sur le Guacamole, la sauce mexicaine la plus célèbre au monde.

1 Le bacaro (pron. bàcaro) est un type de taverne vénitienne à caractère populaire. Ici on peut trouver un grand choix de vins en verre (ombres) et de petits en-cas (cicchetti), caractérisé par quelques sièges et un long comptoir.
2 Le cicchétto (ou cichéto) est un casse-croûte typiquement vénitien composé principalement d’un croûton de pain farci de morue mantecato, de charcuterie ou autre. Attention ! Le mot cicchetto en italien indique également un petit verre de liqueur.
3 L’ombre est ce que vous entendrez le plus souvent à Venise appeler le verre de vin.
4 Le salage permet de le conserver longtemps et c’est pour cette raison qu’il est utilisé depuis l’Antiquité pour permettre le transport et la consommation de poisson dans des lieux même éloignés de ceux d’origine.
5 Le doge a été le premier magistrat des anciennes républiques de Gênes et de Venise.

<a href="https://ilvasodipandoro.com/fr/author/giu-milani92gmail-com/" target="_self">Giulia Milani</a>

Giulia Milani

Founder

Née en 1992, je suis la fondatrice du blog. Je viens de Milan (Corsico, pour les plus pointilleux) et je me suis diplômée en Sciences Gastronomiques à Parme. Après un Master en Culture de la nourriture et du vin à Venise, j’ai travaillé à Vérone et à Paris, où La boîte de Pandoro est née. Maintenant, je suis rentrée à Milan et je travaille dans une agence de communication. Plus douée pour manger que pour cuisiner, j’aime raconter la gastronomie à travers les histoires et les traditions. Pour moi, voyager en conjuguant la beauté du territoire à celle de la table est la meilleure façon de connaître une culture.
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